LE DIGITAL N’A PAS D’ÂGE !

26 septembre 2025

La digitalisation n’est pas une affaire de génération. C’est une affaire d’intérêt, de valeur et de compétence. Les seniors ne sont pas un frein : ils sont un accélérateur, un garant, une force de transmission. L’avenir numérique des entreprises ne se fera pas sans eux.

Le grand malentendu sur le digital et les seniors

Lorsqu’on parle de digitalisation, l’imaginaire collectif nous entraîne souvent du côté des réseaux sociaux, des vidéos courtes et des applications de loisirs. Le mot « digital » évoque alors TikTok, Snapchat, Instagram, YouTube Shorts : des contenus éclairs, des réflexions condensées en quelques secondes, des usages liés au divertissement et à la consommation immédiate. Dans cet univers, ce sont évidemment les jeunes générations qui dominent : elles produisent, partagent et consomment à grande vitesse et les influenceurs règnent en maîtres.

Dès lors, une confusion s’installe. Puisque le numérique grand public semble l’apanage des jeunes, le numérique professionnel le serait aussi. Par un raccourci rapide, les seniors, en particulier les 45–65 ans, seraient considérés comme étrangers, en retard, voire inadaptés à la digitalisation, contrairement aux générations plus jeunes.

Cette idée est fausse et même doublement injuste : d’abord parce qu’elle confond deux mondes distincts – celui du numérique de loisir et celui du numérique de travail –, ensuite parce qu’elle occulte un fait historique majeur : ce sont précisément les générations de 45–65 ans qui ont construit, déployé et perfectionné la digitalisation dans les entreprises. Autrement dit, les mêmes que l’on accuse aujourd’hui d’être « dépassés » sont en réalité les pionniers et les garants de cette transformation.

Pour comprendre à quel point ce malentendu est nuisible, il faut revenir sur l’histoire de la digitalisation professionnelle, examiner les usages réels des seniors au travail, montrer pourquoi la confusion persiste et démontrer en quoi cette génération est non seulement légitime mais indispensable pour conduire les transformations numériques de demain.

Qui a construit la digitalisation en entreprise ?

La digitalisation des organisations ne date pas d’hier. Dès les années 80, les premiers ordinateurs personnels font leur apparition dans les bureaux. Dans les années 90, arrivent les progiciels de gestion intégrée (ERP), qui centralisent la comptabilité, la logistique et la production.

Qui les a déployés ? Des informaticiens, des contrôleurs de gestion, des directeurs financiers, des responsables de production qui, aujourd’hui, ont 50 ou 60 ans. Ce sont eux qui ont mené les premières migrations, paramétré les modules, formé les équipes, vaincu les résistances. Dans certains cas, ils ont dû inventer des méthodes de conduite du changement avant même que l’expression ne devienne courante.

Dans les années 2000, Internet s’est généralisé et avec lui la messagerie électronique, les intranets, les premiers CRM (Customer Relationship Management). Là encore, ce sont les managers et les cadres de cette génération qui ont pris en main ces outils, souvent dans un contexte où tout était à inventer. Ils ont appris à fiabiliser les bases clients, à concevoir des campagnes d’emailing, à gérer des flux de données encore balbutiants.

Dans les années 2010, c’est la vague du cloud et des suites collaboratives. Les plateformes comme Office 365, Google Workspace ou Teams se déploient à grande échelle. Les visioconférences deviennent la norme, bien avant que la pandémie ne les rende incontournables. Là encore, qui a organisé la bascule ? Les managers expérimentés, capables de coordonner des équipes, de rassurer sur les usages, de garantir la continuité d’activité.

Quand le Covid-19 frappe en 2020 et impose le télétravail massif, ce sont des milliers de managers seniors qui orchestrent la transition, installent les routines de réunion à distance, maintiennent la cohésion malgré la dispersion, gèrent la performance dans un contexte inédit. On peut difficilement les accuser, après cela, d’être « en retard » sur la digitalisation.

Bref, depuis trente ans, la digitalisation des entreprises s’est faite avec, par et souvent grâce aux générations de 45–65 ans.

La digitalisation, c’est aujourd’hui le quotidien des 45–65 ans

Dans les entreprises actuelles, le numérique n’est plus un projet exceptionnel, c’est le cadre de travail lui-même. Les 45–65 ans en sont les acteurs au quotidien.

Dans la finance, les directions comptables et de consolidation utilisent des logiciels complexes de reporting, de planification et de contrôle. Les clôtures mensuelles ou trimestrielles se font sur des plateformes numériques qui exigent rigueur et coordination. Les responsables seniors maîtrisent ces outils et sont aujourd’hui à la manœuvre pour intégrer l’intelligence artificielle dans la détection d’anomalies, l’automatisation des rapprochements ou la prévision de trésorerie. Dans beaucoup de sociétés, ce sont des DAF seniors qui portent la réflexion sur l’usage de l’IA générative pour accélérer la production de rapports financiers.

Dans l’industrie, les directeurs de production et de supply chain travaillent sur des systèmes MES connectés, sur des flux logistiques digitalisés, sur des capteurs IoT permettant la maintenance prédictive. La plupart du temps, ce sont des professionnels expérimentés qui arbitrent entre innovation et robustesse, qui savent que le moindre paramétrage mal pensé peut bloquer une chaîne entière. Dans l’automobile par exemple, les grands projets d’usine 4.0 sont pilotés par des managers qui cumulent vingt ou trente ans d’expérience et savent éviter les erreurs.

Dans les télécoms, les migrations technologiques successives – du cuivre à la fibre, de la 3G à la 5G – ont été pilotées par des ingénieurs et chefs de projet devenus seniors. Aujourd’hui encore, ce sont eux qui conçoivent les architectures cloud, mettent en place les politiques de cybersécurité, gèrent les infrastructures critiques. Quand une panne majeure survient, ce sont souvent les ingénieurs les plus expérimentés qui sont appelés en urgence.

Dans la santé, la digitalisation des dossiers patients, des systèmes de prescription, des plateformes de télémédecine a été portée par des médecins, des cadres de santé, des ingénieurs hospitaliers souvent au-delà de 45 ans. Leur connaissance des pratiques médicales et des enjeux éthiques a permis d’éviter des dérives et de donner du sens à la technologie. Lors de la mise en place du Dossier Médical Partagé (DMP), de nombreux praticiens seniors ont été en première ligne pour convaincre leurs confrères et former leurs équipes.

Dans le retail, les directeurs marketing ou supply chain expérimentés ont mis en place et supervisent les plateformes d’e-commerce, l’intégration des données clients, la personnalisation des parcours, la gestion d’entrepôts automatisés. Dans la grande distribution, ce sont souvent des directeurs logistiques seniors qui orchestrent la bascule vers l’omnicanal, garantissant la fluidité entre magasin, drive et livraison.

Numérique de loisir vs numérique professionnel : un faux amalgame

Le numérique de loisir, c’est l’instantanéité, le divertissement, la créativité sans contrainte, la recherche de visibilité.
Le numérique professionnel, c’est la robustesse, la sécurité, la performance, l’intégration aux processus, la création de valeur.

Confondre les deux, c’est comme comparer un karting et un camion : les deux roulent, mais pas pour les mêmes usages.

Pourquoi les préjugés persistent-ils ?

Pourquoi continue-t-on d’associer le numérique à la jeunesse et d’exclure les seniors de ce champ ?

Parce que la culture populaire valorise l’image du « digital natif », supposé comprendre intuitivement les outils du fait de son immersion précoce. On oublie que cette intuition concerne surtout les usages ludiques : poster une story, monter une vidéo, jongler entre applis sociales. Cela ne prépare pas à paramétrer un ERP, à sécuriser un réseau, à gérer des flux de travail interservices.

Également parce que les entreprises elles-mêmes entretiennent parfois le biais. Elles investissent moins dans la formation continue des salariés de plus de 50 ans, considérant à tort que l’investissement serait « perdu » car la carrière est plus courte. Résultat : un écart artificiel se crée, qui est ensuite interprété comme une incapacité.

Enfin, parce que notre cerveau aime les raccourcis. Dire « les jeunes sont bons en digital, les vieux non » est plus simple que de regarder la réalité en face : la compétence numérique dépend d’abord de l’accès à la formation, de l’intérêt professionnel et du contexte d’usage, beaucoup plus que de l’âge.

Loin d’être en retrait, les 45–65 ans apportent des qualités spécifiques à la digitalisation professionnelle. Leur expérience et leur rigueur sécurisent les projets : ils savent qu’un système doit être documenté, testé, validé avant d’être déployé. Leur continuité garantit la pérennité : ils restent souvent plus longtemps dans une organisation, assurant la mémoire des choix passés et la stabilité des pratiques. Leur rôle de transmission est clé : ils forment, accompagnent, rassurent les plus jeunes, facilitant l’appropriation collective et la circulation des savoirs.

Un projet digital échoue rarement pour des raisons purement techniques. Il échoue faute d’adoption, faute de cohérence, faute de lien entre l’outil et le métier. Et sur ces dimensions, l’expérience des seniors est un atout majeur.

Les seniors innovent aussi dans les métiers de la tech

Quand on parle de « métiers de la tech », beaucoup imaginent un univers réservé aux trentenaires dans des open space flambant neufs ou chez eux dans le noir, codant des nuits entières sur les dernières technologies à la mode. Cette image d’Épinal oublie une réalité essentielle : la tech s’est construite sur plusieurs générations et, encore aujourd’hui, les 45–65 ans y occupent une place centrale, non pas en spectateurs, mais en acteurs de l’innovation.

Beaucoup de développeurs de plus de 45 ans continuent à coder chaque jour. Ils écrivent du Python, du Java, du C#, du Rust, du Go, selon les besoins des projets. On les retrouve dans les équipes de développement de grands groupes, mais aussi dans des start-up où leur expérience sécurise les choix techniques. Certains participent à des projets open source majeurs : contributions au noyau Linux, à PostgreSQL, à des frameworks web utilisés par des millions de développeurs. Leur code est dans nos téléphones, nos ordinateurs, nos serveurs.

Les architectes systèmes seniors jouent, eux aussi, un rôle fondamental. Le cloud, par exemple, n’est pas seulement une technologie séduisante : c’est une infrastructure complexe, hybride, qui mêle centres de données physiques, virtualisation, sécurité, interconnexions. Concevoir une architecture capable de résister aux pannes, de garantir la haute disponibilité, de répondre à des contraintes réglementaires strictes (RGPD, certifications de sécurité), cela demande une vision d’ensemble que l’expérience rend plus solide.

Dans la cybersécurité, la place des seniors est tout aussi déterminante. Les experts expérimentés pilotent des SOC (Security Operations Centers), définissent des politiques de défense, encadrent des équipes d’analystes plus jeunes. Lorsqu’une entreprise subit une cyberattaque majeure, ce sont souvent ces profils seniors qui prennent la main, car ils savent décider vite et arbitrer entre continuité d’activité, communication de crise et sécurité des données.

Quant à la data science, domaine souvent perçu comme l’apanage de jeunes diplômés, elle bénéficie énormément de l’apport des seniors. Les statistiques, les modèles mathématiques, les techniques de modélisation ne datent pas d’hier. Les professionnels plus âgés ont une profondeur de connaissances que les formations accélérées ne remplacent pas. Ils savent contextualiser les résultats, les relier à la stratégie de l’entreprise, éviter l’effet « boîte noire » qui fait perdre confiance aux décideurs.

L’innovation, dans la tech, n’est donc pas une question d’âge. Les seniors créent, imaginent, codent, conçoivent, défendent. Leur imagination est intacte, et leur expérience la rend plus féconde encore.

La digitalisation, à bien y regarder, est une affaire d’intérêt, pas de génération

On présente souvent la digitalisation comme une question de générations : les plus jeunes adopteraient spontanément les outils numériques parce qu’ils ont grandi avec, tandis que les plus âgés auraient du mal à s’y mettre. Mais cette lecture est simpliste. Car lorsqu’on observe de près ce qui motive l’usage d’un outil dans le cadre professionnel, un constat s’impose : ce qui pousse à adopter, ce n’est pas l’âge, c’est l’intérêt.

Un commercial n’ouvrira pas son CRM par curiosité. Il le fera parce qu’il sait que l’outil lui permet de mieux suivre ses prospects, de retrouver l’historique d’un client, de préparer son entretien avec une vision claire des besoins.

Même logique pour le directeur de production. Il ne s’intéresse pas à un logiciel de planification pour ses graphismes colorés ou ses tableaux de bord sophistiqués. Ce qui l’importe, c’est que l’outil rende ses flux plus fiables, réduise les retards de livraison, améliore la coordination entre l’atelier et la logistique.

Un DRH expérimenté, de son côté, n’exploitera une plateforme RH que si elle simplifie réellement la paie, clarifie la gestion des carrières, rend plus fluide l’évaluation annuelle. Dans le cas contraire, ni un jeune ni un senior n’adhéreront à une solution chronophage ou mal pensée.

C’est donc bien la valeur ajoutée qui détermine le succès d’une innovation numérique. Et sur ce terrain, les seniors jouent un rôle décisif. Leur expérience leur permet de distinguer rapidement l’utile du superflu. Ils savent reconnaître un outil qui va s’inscrire dans la durée d’un simple effet de vitrine. Ils posent des questions de fond : quel problème cela résout-il ? comment cet outil s’intègre-t-il dans le processus existant ? quels bénéfices mesurables en tirerons-nous ?

En somme, la digitalisation n’est pas une affaire de génération. C’est une affaire de sens et d’intérêt. Quand l’utilité est claire, les seniors s’approprient les outils aussi bien que leurs collègues plus jeunes, parfois mieux, car ils les relient immédiatement à leur expérience et à leurs responsabilités.

Digitalisation et seniors : construisons l’avenir ensemble

Assimiler la digitalisation à TikTok, Snapchat ou aux vidéos courtes, c’est se tromper de combat. La vraie digitalisation, celle qui transforme les entreprises, ce sont les ERP, les CRM, les visioconférences, les plateformes collaboratives, la cybersécurité, l’IA. Et dans ce domaine, les 45–65 ans ne sont pas seulement présents : ils sont centraux.

Ce sont eux qui ont accompagné toutes les vagues technologiques depuis trente ans, qui ont déployé les systèmes critiques, qui ont bâti les infrastructures, qui ont inventé les pratiques collaboratives. Ce sont eux qui, aujourd’hui encore, pilotent les projets, développent des logiciels, sécurisent les réseaux, forment les équipes.

L’avenir sera encore plus exigeant : montée en puissance de l’IA générative, cybersécurité face à des menaces croissantes, impératif de sobriété numérique et de green IT. Pour relever ces défis, il faudra conjuguer la créativité des nouvelles générations et l’expérience des seniors.

La digitalisation n’est pas une affaire de génération. C’est une affaire d’intérêt, de valeur et de compétence. Les seniors ne sont pas un frein : ils sont un accélérateur, un garant, une force de transmission. L’avenir numérique des entreprises ne se fera pas sans eux.

Hubert de Launay
Président fondateur d’XpertZon, cabinet de chasse et de recrutement de profils expérimentés

www.xpertzon.fr

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